Fabrique Munk (03/2024)

Le temps, désespérant comme ces six derniers mois, reste néanmoins assez tranquille ce matin-là. Quelques coups de vents décorneraient bien quelques bœufs, mais on reste debout finalement. Contents d’avoir enfilé cette couche supplémentaire. Rue déserte, trou dans le grillage assez grand, voilà qui présage d’une exploration tranquille, si l’on peut dire. Il y a tant de bâtiments que l’immensité du terrain ne se comprend qu’à retardement. 96 654 m2 de murs, d’acier, de vitres cassées, de toits éventrés s’offrent en réalité à nous. Et c’est alors que me remonte à la mémoire une sensation un peu oubliée.

Adolescent j’avais visité Oradour-sur-Glane et Pompéi à quelques années d’écart. Et la sensation était identique à chaque fois. Ces villes si présentes et si conservées, comme figées dans l’ambre après une catastrophe. Plus d’une fois, je me suis surpris à imaginer les Romains déambulant sur les trottoirs pavés ou les familles de Haute-Vienne déjeunant dans leurs jardins. Ma sensibilité historique avait à chaque fois décuplé le ressenti, frappé par l’arrêt soudain de la vie. Et chaque fois, la question reste la même. Comment peut-on disparaître si vite ? En une fraction de seconde, quand la vie prend des millénaires pour être au point.

À la fabrique Munk, la sensation est la même. Moindre, certes. La catastrophe n’étant que sociale et économique, mais tout aussi violente dans un sens. Au fil de nos déambulations, je ne cesserai d’imaginer le foisonnement humain que connurent ces murs. Les échanges pendant le travail, les pauses clopes, les remontrances des contremaîtres, les messes basses, les différents groupes. Tout ce bruissement passé donne à la fabrique Munk le statut de ville fantôme, en quelque sorte.

À chaque pièce, chaque étage, chaque bâtiment, je serai subjugué par la taille des espaces. Immenses et interminables. Pour accueillir les machines, les ouvriers, les secrétaires, les quai d’expéditions… Plusieurs fois je perds la cohérence de mon chemin et je débute un bâtiment sans avoir terminé le précédent.

Le vent fait claquer les tôles et siffle dans les carreaux cassés, les arbres poussent à travers le béton, les murs verdissent de la pluie qui s’infiltre par les toits absents. La poésie de l’abandon est complète et je ris de ce que mon imagination ne marche jamais mieux que dans ces lieux de l’entre-deux. Comme il n’y a rien, la page blanche se remplit bien vite et le cerveau construit des mondes entiers. Pauline qui râle contre Jeanine et sa mauvaise haleine, Pierre qui rigole avec Jean-Luc de leurs voisins communs, Richard qui tente de raisonner le jeune Marc, Thérèse terrorisée pour son premier jour et Michel le vieux syndicaliste qui ressasse toujours les mêmes histoires… Ce sont les petites histoires qui font la grande.

Et le côté statique de la photographie complète parfaitement ce besoin d’imaginaire. Tout est possible dans une photo et les histoires bien différentes à chaque visionnage. L’un verra un drame, l’autre une histoire d’amour et le dernier un simple bâtiment abandonné. Mais tout réside dans ces possibles. Comme un instant suspendu.

A posteriori, je comprends maintenant qu’explorer ces lieux si particuliers m’aide à figer le temps, perdu que je suis dans sa course effrénée. Il est vrai que cette sensation d’avoir trop et à la fois peu vécu ne me quitte jamais. Mon âge m’étonne toujours et celui des autres constitue souvent une énigme indéchiffrable. Comme une prosopagnosie temporelle. Explorer, au-delà du frisson de l’interdit et du danger, m’offre l’opportunité d’arrêter le temps, une fraction de seconde.

Pour finir, je sors la bête volante, certain de gêner personne. Depuis les cieux, la Fabrique Munk resplendit par ses lignes droites, ses carrés, ses toitures craquelées. Colosse minéral perdu dans le désert de la glorieuse industrie française du siècle dernier.

Avec le recul, l’exploration de la Fabrique Munk constituera une pépite, tant la suite ne sera qu’échecs. Mais ces 96 654 m2, certes bien vides, restent le témoin de la force productive de la France au XXe siècle avant la mondialisation forcée et les concurrents moins chers et plus malléables. Il est dommage qu’en 2024 les projets de restauration de cette friche restent au point mort et que doucement tout ce patrimoine industriel disparaisse. Point central de tant de vies.

Un peu d'histoire

L’immensité du lieu est inversement proportionnelle aux informations trouvées sur la Fabrique Munk. Un jour, à mes heures perdues, je trouvais sans doute quelque chose à me mettre sous la dent.

Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que la Fabrique Munk sera abandonnée. Respectons-la pour la vie qu’elle accueillit jadis, pour les gens qu’y vécurent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).