Moulin Bairak (02/2022)
Dimanche, les cieux sont lourds et menaçants. Chez moi, je tournerai en rond et partir en exploration me réjouit. Pas de rendez-vous, pas d’autres obligations… une liberté totale. Je pars seul mais ai bien prévenu mes proches de ma destination et de mon heure supposée de retour. Le trajet passe relativement vite, et je me repasse de vieux albums de Coldplay. Les routes sont vides. Décidément, cette ambiance du dimanche matin est agréable. Après une grosse heure et demie de route, je me gare sur la place du village. Le lieu repéré est beau milieu des habitations et le petit matin couvrira mon entrée. Un mur franchi, une tôle grinçante un peu ouverte et me voilà dans le moulin.
Le bazar est grand ! Pas un seul pan de mur vierge, pas un meuble vide, pas de tags mais partout des objets, des revues, des chaises… Le désordre est tellement inimaginable que je fais d’abord un tour des étages. Arrivé au deuxième, je respire mieux. Je débuterai ici mon exploration.
Sous les toits, la pièce est grande, avec au bout un petit appenti servant de stockage. Les lieux sont défigurés par une série d’inscriptions à la peinture rose fluo. Il y est question d’égo masculin en mal de reconnaissance et j’y trouve aussi le numéro de téléphone d’une jeune fille déclarée comme fille de joie. Sous Photoshop, je supprime ces traces ignobles.
Le centre de la pièce est libre mais les extrémités sont encombrées. À droite, d’étranges caisses de bois regroupant de petits boîtiers métalliques. Je fouille, j’inspecte, je me questionne. Les boîtiers sont vides mais l’inscription qu’ils portent indique une utilisation militaire. Après recherches, il s’agit en fait de parties de munitions de mortier. Qu’est ce que ces caisses font dans un moulin ? Surtout que de l’autre côté de la pièce sont entassés des tamis, plus en adéquation avec la fonction du lieu.
Le clou de la pièce est la roue de la poulie. En fer forgé et comme enluminée. Une pièce rare et sublime au milieu de tout cet abandon.
Descendu à l’étage inférieur, je me perds quelque peu dans la pénombre. Moins de fenêtres et plus d’objets et de meubles remplis, je risque de trébucher. Je sors donc ma lampe torche et entame l’exploration par la pièce du fond. La poutre tient le coup, une main sur le mur de droite et j’entre enfin dans une pièce bien sombre. Une sorte de petit réduit. Dans un coin sont stockées d’anciennes batteries. Elles fuient et l’aspect du liquide m’invite à écourter mon passage.
Le reste de la grande pièce de l’étage et un amoncellement désordonné d’outils, de matériaux, de meubles, d’étranges plaques à souder antiques, de papiers d’emballages. Puis dans un coin, un établi où reposent d’étranges ampoules. Leur bulbe est de la taille d’un ballon de foot mais apparaissent très fragiles. Quelle est leur utilisation, la raison de la présence dans ce moulin ? L’usage de la force hydraulique permettait-il aussi au propriétaire de “faire” de l’électricité ? Tout cela est étrange.
Déjà une bonne heure vient de filer. Perdu entre mes prises de vues, mes moments de fouille, mes déambulations et mes questionnements. Ce lieu est exceptionnel et intriguant en même temps.
L’ambiance du moulin Bairak ne change pas lorsque je me retrouve au rez-de-chaussée. Mais au fond de la pièce centrale se révèle le mécanisme principal du moulin. Les engrenages, de la taille d’un homme, m’impressionnent. Ils semblent encore en bon état et graissés. Pourraient-ils fonctionner comme à l’heure du gloire du moulin ? L’espace étant très sombre, je ne parviens pas très bien à les capter en basse lumière. Ma lampe torche aidera. Puis derrière, la véritable roue à aubes, pièce maîtresse si il en est. Elle est immense, presque trop pour les murs qui la contiennent. Installée en extérieur, elle aurait été resplendissante. Et le moulin aurait ressemblé à un vrai moulin.
Encore sonné par les étages et leurs trésors, j’entre dans l’entrepôt ou le garage, je ne sais pas vraiment. Et là… c’est tout bonnement indescriptible ! Le désordre est total ! Pas un seul centimètre de sol n’est libre. Tracteurs, livres, caisses, outils, poutres, machines à écrire, chaussures… L’espace ressemble fortement à un syndrome de Diogène. L’entassement compulsif des objets est manifeste. Mais certains critères reconnus dans cette maladie mentale ne se retrouvent pas ici. L’ambiance est somme toute la même.
J’avance comme je peux, assurant mon équilibre à chaque pas, avec dans un main l’appareil, l’autre cherchant simplement un point d’appui. La pluie commence à tomber par la béance du toit qu’un incendie laissa. Et le temps et les éléments accélèrent ainsi la destruction du site.
Fatigué, un peu trempé, je parviens tout de même à faire le tour du garage. Je croise une horloge, des bidons, des tasseaux de bois, un tracteur, un livre de jardinage, de petites plaques de signalisation, une caisse pleine de limes, une chaussure bien seule…
En fait, je ne pense pas que les mots, même choisis et travaillés, parviendraient à évoquer le garage dans sa réalité. Les photos parleront pour moi.
Mon exploration terminée, je rentre. Mais mon imagination tourne à toute vitesse et je ne vois pas le trajet passer. Quelle fut la réelle production du Moulin Bairak ? Farine ou électricité ? Qui en fut le propriétaire ? quelle fut sa vie ? Pourquoi un tel bazar ? Ce lieu pourrait aisément servir à d’autres, une fois réhabilité…
Je me rends compte que l’essence même de l’exploration urbaine est (pour moi) dans ces questionnements, cette imagination. Au delà du frisson de l’interdit (qui ne dure qu’un temps au final), j’apprécie être hors du temps, dans des vestiges où le temps et les éléments règnent en maîtres absolus. Il me renvoie à ma propre fragilité humaine. 9 mois pour être fabriqué, une seconde pour disparaître. L’Homme met des années pour construire un lieu, dompter la nature, laisser sa trace et au final disparaître.
En tout cas, cher Moulin Bairak, merci de m’avoir extrait quelques heures du monde, des soucis bassement matériels, du temps et de l’espace.
Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que le moulin Bairak sera abandonné. Respectons-le pour la vie qu’il accueillit jadis, pour les gens qu’y travaillèrent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).