Centre Yaourt (05/2024)

Il n’est plus temps d’écrire encore une fois le récit de mes déambulations dans ces lieux abandonnés dont regorge la France. J’ai trop de fois détaillé la chronologie de mes pas et les sensations vécues : peur, colère, bonheur, tristesse, frayeur, solitude, sérénité… Alors pour une fois et comme une tentative, voici maintenant un texte de fiction. Inspiré par un objet de ce lieu empli de tant de sérénité.

Un courant d’air furieux le fait chavirer sur le côté. Bientôt dix années que bien installé il regardait le temps passer dans cette chambre décrépie. La peinture qui se met à craquer sous les températures négatives et l’humidité, la petite branche de lierre qui, bien téméraire, tournoie puis s’accroche pour grimper le long de la fenêtre, le plafond qui se désagrège en poudre. Parfois une souris, dont les griffes cliquètent sur le béton nu, rarement ces géants dont les pieds sont étrangement couverts. Souvent, cette mésange à la petite houppette, qui ne s’aventure pas plus loin que le bord du chambranle. Comme apeurée de rester coincer dans cette bâtisse. Elle revenait souvent et lui jetait un regard intrigué puis lâchait les cinq ou six notes de son chant aigu. Depuis que l’hiver est passé, il ne l’a pas revue. Elle lui manque un peu. Ce n’était pas à proprement parler une amie, mais ses passages assuraient une présence et rythmaient ses longues journées interminables.

Maintenant, couché comme ça sur le côté, une toute nouvelle façon de voir les choses s’offre à lui. Sans voyager, c’est comme s’il était à un tout autre endroit. L’odeur de la pièce n’est déjà plus la même. Adieu celle des plantes et des arbres, bonjour celle si étrange, si âpre et rugueuse du béton mouillé. Tout à coup, il s’étonne de pouvoir ressentir autant de choses. Et c’est en pensant cela qu’il remarque alors que les couleurs sont plus vives, plus intenses. Le vert du lierre, maintenant presque fluo, tranche avec le rose pastel des restes de peinture sur le mur.

Et bientôt, ces nouvelles sensations amènent avec elles des souvenirs enfouis. L’immobilité l’avait enfermé comme dans une gangue, comme s’il se fossilisait petit à petit. Dorénavant, il se rappelle.

Bien rangé en rang d’oignons dans cette armoire froide, il regardait les géants déambuler, ouvrir la porte, la refermer, le prendre, le reposer. Toujours collé à ses frères et sœurs, cette promiscuité forcée l’ennuyait. Et puis un matin gris, un drôle de géant, assez petit pourtant, s’empara sur la pointe des pieds de sa fratrie. Brutalement lancé dans une cage métallique pleine d’objets colorés, ils partirent pour un voyage mouvementé et bien trop long. Il se calmait à peine quand ils furent de nouveau enfermés dans un placard froid, sans vitre cette fois. La lumière n’arrivait que par intermittence et à chaque fois, l’un des leurs disparaissait. Puis ce fut leur tour. D’abord sa sœur, puis son petit frère. Un matin, en se réveillant, son grand frère manquait à l’appel. Il avait beau ne pas les apprécier complètement, c’est toujours déchirant de se retrouver seul. Puis les jours passèrent. Identiques et monolithiques. Un après-midi, mais en était-ce vraiment un, il senti une chaleur sourde s’emparer de l’armoire froide.

On l’empoigna fermement et la lumière crue du jour l’aveugla. Une fois sa vision revenue, il se retrouvera compressé dans la main d’un géant, collé contre un grand ustensile en fer dont le bout semblait rond et creux. Passant par une grande pièce vitrée, le géant les entraîna à l’extérieur. C’est très vert, très rectiligne. Quelques touches de couleurs de ci, de là. Des cris stridents et des cavalcades.

Le géant en rejoignit bientôt d’autres mais plus petits et bruyants. Tout ce groupe se rendit dans une pièce aux couleurs vives et dont les murs étaient recouverts de dessins aux lignes tremblantes. Il changea enfin de main. Celle-ci était moite et agitée. Et en moins de temps qu’il lui fallut pour réaliser, le petit géant avait ingurgité son contenu. Ensuite, ils repartirent en vitesse vers le jardin.
Depuis, il est resté là. Les vitres ont été cassées, le vent est entré, le lierre a grimpé et la peinture s’est effritée. L’opercule est toujours à côté de lui, avec cette date : 06/10/2006. Maintenant, il comprend enfin qu’il s’agit de sa date de péremption.

Un peu d'histoire

Les photos ci-dessus présentent le Centre Yaourt en 1951, 1969, 1978, 1982, 1997 et 2013. Le château et le jardin à la française sont bien visibles. L’abandon est bien visible entre 1982 et 1997. Le dernier cliché montre bien l’envahissement du lieu par la nature.

Les origines du Centre Yaourt remontent à la fin du XVIIIe siècle où il semble d’abord avoir été un château. En effet, son emplacement et sa parcelle figurent par la suite sur le cadastre de 1830. Avec près de 5 hectares de terrain, le domaine appartient alors à une famille aisée qui dispose d’autres biens dans la région.

Puis comme toute propriété, elle change de mains à l’aube du XXe siècle. Avocat, sénateur et même ministre, le nouveau propriétaire s’engage aussi pour les civils lors du Premier conflit mondial. Lui-même n’est pas épargné et son château est bombardé.

De nouveau, dans l’entre deux-guerres, le Centre Yaourt change de propriétaires et ceux-ci souhaitent dorénavant en faire un hôtel ainsi qu’un restaurant de luxe. C’est chose faite vers 1930. L’activité cessera à la fin des années 1950.

Enfin, le domaine change pour la dernière fois de propriétaires. Cette fois, de gros travaux sont entrepris avec notamment l’ajout de bâtiments. L’ensemble devient alors une école privée avec un modèle éducatif proche de celui de l’Allemagne. Cours le matin, sports et loisirs l’après-midi. Au début des années 1980, un incendie fragilise le Centre qui apparemment ne s’en remettra pas vraiment. Au milieu des années 1990, l’école ferme suite à une évasion fiscale d’après les sources consultées. Depuis c’est l’abandon total. Et bientôt plus de trois décennies de liberté ont bien changé le paysage du Centre Yaourt.

Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que le Centre Yaourt sera abandonné. Respectons-le pour la vie qu’il accueillit jadis, pour les gens qu’y vécurent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).