Atelier Tenakee (01/2022)
Avant même de franchir la porte d’entrée de l’atelier, je ne suis pas tranquille. J’entends un bourdonnement et m’imagine déjà que le lieu n’est pas si abandonné que cela. Quelque pas plus tard, je réalise qu’il s’agit en fait du ronronnement d’un transformateur électrique venu de l’autre côté de la rue. Rassuré, je pénètre dans l’atelier pour faire face… à un véritable capharnaüm ! Sans aucune logique, canapés, micro-ondes, vêtements, antiques télés, pneus et boîtes d’archives “neuves” s’amoncellent dans l’espace. Décharge locale abritée pour les gens du coin ou désordre du prioritaire ? Sans aucun doute un peu des deux. Mais le lieu se révèle petit à petit. À ma gauche, en hauteur, une sorte de rail traverse le hangar. De petites poignées me font penser à celle des bus pour les passagers se tenant debout, ou celles d’un pressing. Des vêtements y sont d’ailleurs attachés. Bon, un nouveau mystère à élucider et à partager si possible.
Après plusieurs minutes d’observation tranquille, je me dirige vers le fond de la pièce. Plongée dans la pénombre et accessible via des battants en plastique, elle confirme le passé technique du lieu. Derrière, un bruit me fait soudain sursauter… Un simple chat en vadrouille ! Une fois le cardiofréquencemètre redescendu dans des niveaux acceptables, je découvre les espaces de stockages de l’atelier. Rouille, étagères vides, fosses d’évacuations se révèlent sous le faisceau de ma lampe torche. Au fond des bidons, les liquides industriels sont figés en une masse graisseuse peu amène. Le temps passe pour tout le monde et pas seulement pour les murs, les plantes et les humains.
Je reviens sur mes pas et m’interroge sur la destination de la pièce où je me trouve. Je ne parviens pas à la cerner, la saisir et comprendre son utilité. Mais elle est bien étrange, dégradée, ruinée par l’abandon. Pleine de couleurs aussi. Ce bleu et ce rouge…
De retour dans le capharnaüm du début, je m’oriente vers les pièces visibles derrière une verrière. Plus sombre, les lieux semblent administratifs. Dans une petite pièce à l’escalier branlant, dont certaines marches manquent également, une armoire déborde de dossiers, factures, commandes, bons de livraisons. Un véritable voyage dans le temps (dont je tais les détails pour préserver l’atelier Tenakee).
Enfin, donnant sur le hangar, un long plan de travail. Celui du contre-maître ? Il est également submergé de dossiers, de papiers divers, de classeurs. Et étrangement de maquettes d’avions aussi. Voilà un petit anachronisme bien sympathique, témoin d’une passion exprimée sur le lieu de travail. Ce petit P38 Lightning fut-il déplacé ou est-il encore à sa place d’origine ? Je doute et m’interroge, les mises en scène étant courantes chez les explorateurs urbains. Mais passion tellement dévorante qu’elle fut transportée au travail pendant les moments d’attentes ou la pause déjeuner. Ou petit plaisir du tire-au-flanc…
Puis l’espace de la verrière s’ouvre sur une sorte de grand garage. Au sol, l’espace est vide mais les “bords” sont encombrés de documents, d’étagères, de voitures, de fenêtres brisées, de lierre envahissant, d’ordinateurs antédiluviens… Les puits de lumière dans le toit en tôle apportent une clarté naturelle et bienvenue après ces espaces sombres.
Seul, je profite de ce rare moment de solitude, de silence et de tranquillité extrême. Pas de pandémie, pas de réseaux sociaux, pas de bruit si ce n’est ceux de la rue ou des voisins, pas de collègues, pas de famille, pas de problèmes… Un calme olympien si précieux car devenu si cher et si rare. Je m’installe pour mieux photographier l’espace.
Je mets plusieurs minutes à explorer l’espace complètement, à le photographier, à en apprécier la valeur et l’histoire. Étrangement les voitures présentes dans cette atelier me paraissent de trop. Objet du quotidien trop omniprésent. Les deux, présentes ici, me laissent de marbre. Je m’en détourne et m’attache aux documents et autres petits objets que je trouve ça et là.
Ici un carton plein de 45 tours. Rien que les couvertures des pochettes font voyager dans le temps. Adriano Celentano et sa casquette me proposent de revivre Don’t Play That Song (1977). Me voilà parti dans une époque d’avant même ma naissance. Je continue mes fouilles, tombe sur une pancarte “Chut, Bébé dort…“, quelques documents techniques, puis un vieux téléphone à cadran. Et je me revois, tout jeune, appelant ma grand-mère ou mes copains pour se retrouver dans le square. Ah ce cliquetis si caractéristique !
Plus loin, dans une étagère qui occupe un mur entier, je retombe sur quelques maquettes d’avions et de bateau. Il y a donc un thème à cette exploration. Les passions perdurent après l’homme ou la femme qu’elles dévorèrent. C’est, d’un certain côté, assez beau. Puis à l’instant de finir mon tour de la partie technique de l’atelier, j’aperçois un antique ordinateur, du moins son écran. Toujours dans le voyage auditif, je me remémore alors le son du modem 56K qui berça mes premières expériences internautiques (si le terme existe)…
L’atelier Tenakee est un véritable labyrinthe. Alors que je m’apprête à monter à l’étage supérieur, je remarque un passage vers l’arrière. Mon côté maniaque prend le dessus et je m’y aventure, car je veux terminer d’explorer complètement le rez-de-chaussée. Le sol, en tôle, est bien rouillé, et j’en vérifie la solidité. Ça tient, tant mieux ! Mais j’assure tout de même mes pas comme un alpiniste sur un crête de neige fraîche. Sur la droite, une pièce qui fut sans doute la cuisine, à gauche les sanitaires avec des signes Homme/Femme quelque peu vintage, un salle d’eau avec un évier collectif… Puis tout au bout une pièce dont l’usage m’échappe mais qui fait aujourd’hui stockage.
Atelier, petite partie administrative, grand espace, étagères, sanitaires, cuisine… Qu’est-ce qui m’attends à l’étage supérieur ?
Après un timide escalier, éclairé par un tôle translucide, me voilà au premier étage de l’atelier Tenakee. Un couloir bleu-vert dessert quelques pièces sur la droite. J’entre dans la première. Le parquet gondolé n’inspire pas confiance mais je m’y risque. Et découvre un trésor figé dans le temps ! Le patron est parti boire un café, il va revenir d’un moment à l’autre. Bien sûr que non, on l’attends depuis quelques décennies…
Ce premier bureau disparaît sous les piles d’archives, de livres et d’armoires pleines de cassettes VHS. Sur ma droite, un bureau croule sous les documents, un ordinateur en émerge tel un iceberg, un fauteuil en cuir regarde les jours passer… Derrière lui, les étagères de la bibliothèque ploient sous le poids de la connaissance, de livres et de l’humidité ambiante. L’endroit est photogénique, mais je ne suis pas là pour la course aux “likes”.
Je continue à explorer et, plus loin dans la pièce, tombe sur les archives de la société. Commandes ou attribution de marchés publics, les documents sont tapés à la machine à écrire. Les dates avoisinent les 1960 et 1970. Un livre de paie détaille les salaires du personnel au premier du mois. Nul en calcul mental, je ne parviens pas à faire la transition en euros.
L’autre mur de la pièce accueille des armoires métalliques pour archives, d’autres pour des cassettes VHS. Étrange pour un bureau administratif, mais pourquoi pas ? Cigalon, Les Visiteurs du Soir, La Belle et l’Empereur, Coup de Foudre, Duelle… La cinémathèque française en serait jalouse !
Au mur, une fiche rappelle aux employés, comme une sentence, l’importance du client et de ses désirs. Puis au sol, un amoncellement de livres et de magazines historiques. Oradour, Seconde guerre mondiale, 14-18… De nouveau, ce thème…
La seconde pièce est plus belle, plus travaillée, en témoigne le lambris aux murs. Je dois alors me tenir dans le véritable bureau du patron. De nouveau un fauteuil gît dans un coin. Il fait partie de cette catégorie d’assises que je nomme affectueusement les fauteuils de psy. Une fois assis, on ne décolle plus et on disserte sur sa vie, on philosophe ou on déclame des vers… Derrière lui, une bibliothèque bien fournie. Les ouvrages, leurs couvertures et la mise en page sont clairement d’un autre temps. Les sujets abordés, variés. Guerres, religions, témoignages… Peu de romans.
Au fond, près de la fenêtre, le bureau du chef. Téléphone à cadran, appareil de facturation Facit, machine à écrire Jappy… Tout est encore en position et l’atmosphère vivante du lui n’en est que plus présente. J’ai l’impression que le départ fut soudain, qu’en moins d’une minute seuls les humains ont disparu. Par magie ou par drame. Étrange sensation, déjà ressentie à Pompéi ou Oradour-sur-Glane. La présence d’objet personnels, du moins professionnels, accentue ce sentiment prenant. J’attends avec peur un : “Que faites-vous ici ?“… Brrrr.
La dernière pièce est un véritable bazar, à l’image du hangar par lequel je suis entré dans l’atelier. Et c’est une belle coïncidence. Une belle façon de conclure. Mais la fonction de la pièce m’échappe totalement… Vêtements, cartes postales anciennes, petits meubles de rangement, baignoire, armoires d’archives, courriers professionnels oubliés, boîtes d’engrais et autres objets se partagent l’espace. Je suis stupéfait par l’état de conservation du lieu et d’y voir autant de “restes”. Je fouille, j’explore, j’apprends… Comme un enfant dans la première neige du matin, je suis heureux, le sourire béat jusqu’au oreilles.
J’éprouve un immense respect pour cet atelier et son histoire, pour les vies qui y passèrent, les disputes, les échanges, les demandes de promotion, les jours de dur labeur, le nom des employés (que je garde devers moi), les photos personnelles que j’ai pu apercevoir (que sont-ils devenus ?), les appareils administratifs, etc… Une fois rentré, mes recherches approfondies terminées, je referme Internet avec un petite tristesse et une pensée pour cet atelier. Je ne remercierai jamais assez celui qui me l’a indiqué, qu’il se reconnaisse ou non. J’emporte avec moi l’histoire de l’atelier Tenakee comme un trésor bien caché, dont je suis l’un des rares gardiens.
Atelier Tenakee (02/2022)
Il y a quelque chose d’obsessionnel à retourner sur des lieux abandonnés déjà visités. Ce serait comme une appropriation, comme une nouvelle mise en boîte des émotions vécues, des images enregistrées… C’est aussi une manière de renforcer ces sentiments si propres à l’exploration urbaine : solitude, calme, sérénité, tranquillité… Oui c’est paradoxal, surtout dans des lieux détruits, abandonnés, ravagés par le temps. Mais c’est tellement vrai.
Ce matin, pas de nuages pour voiler le soleil d’hiver. Les rues adjacentes sont calmes et silencieuses quand je passe le portail. Mais la porte qui me donna un accès à l’atelier lors de ma première visite est fermée. J’essaie de forcer. Rien. Si je secoue trop, j’attire l’attention des voisins. Je commence à faire le tour et remarque finalement un passage étroit. J’y passe difficilement. Je n’ai décidément le gabarit pour l’exploration urbaine.
Une fois rentré et mon appareil en main, je commence à remarquer que des choses ont bougé. Un téléphone, un pneu, un outil, un meuble… Et là, je suis déçu. Ce lieu, que je croyais à moi seul, a vécu en mon absence. Les émotions que je décrivais plus haut s’effacent. L’atelier Tenakee vit sa propre vie. Une fois la déception passée et une fois constaté que les changements ne sont que mineurs. Je profite à nouveau pleinement. Surtout que le soleil vient s’immiscer dans l’atelier.
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• Le même lieu visité et raconté par Glauque Land.
Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que l’atelier Tenakee sera abandonné. Respectons-le pour la vie qu’il accueillit jadis, pour les gens qu’y travaillèrent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).