Cité Solitude (10/2023)

Mon cœur cogne fort dans ma poitrine, ma concentration s’effrite et mon esprit tourne à toute allure. Encore une quarantaine de minutes avant d’arriver à la Cité Solitude et je m’imagine déjà passer au travers d’un plancher, avec une entaille au bras dans laquelle s’infiltre le tétanos ou tout simplement perdu sans batterie ni réseau. Mais pourquoi ? Parce que je suis seul pour cette exploration.

Explorer seul m’apparaît de plus en plus futile. Personne pour partager les découvertes, personne pour s’aider, personne à appeler d’un sifflement en cas de danger, personne pour affronter les gardes ou propriétaires, personnes pour se rassurer, personne pour rire d’un détail insolite…

Explorer seul ne présente en soit pas d’intérêt, mais la curiosité et la passion sont parfois bien plus fortes que la raison. Et ce jour-là, elles gagneront et impacteront fortement ma visite.

Explorer seul est extrêmement dangereux et contraire aux règles de base du milieu, je le sais. Je préviens toujours mes proches de mon trajet. Cependant, je deviens de moins en moins téméraire. À mes débuts, aucun problème. La folie et la chance du débutant sans doute. Cependant, depuis le décès de mon père, j’ai pris conscience d’être le prochain sur la liste. Et en cas de blessure ou de danger, j’aurai tout d’abord l’air très stupide mais aussi la culpabilité d’avoir effrayé ma propre famille pour pas grand-chose. Pour des « photos moches » comme dirait ma fille.

Tout cela, en plus du temps qui m’est compté, me trotte dans la tête quand je gare ma voiture à proximité de la Cité Solitude.

Au départ, je venais voir un abribus abandonné et recouvert de lierre près d’un lotissement. J’avais pour idée d’y prendre une photo afin d’illustrer ma chronique du dernier livre de Tim. Une fois devant, l’abribus est absent. Je m’harnache, enfile mes gants et entreprend alors de trouver une entrée dans les immeubles.

Je tourne bien dix minutes au milieu des constructions, fasciné par le béton reconquis par les herbes et les arbres. Au final, un peu d’escalade sera nécessaire pour entrer dans un appartement. La petite barrière en bois qui me sert d’échelle gémit et craque sous mon poids et je redoute tout d’un coup, la sortie à venir.

Une fois monté, je passe et repasse, m’équipe de mon boîtier et traîne le bouquin à la main en cherchant le cadre parfait pour ma photo. Mais je m’énerve vite et le range. Suant déjà à grosses gouttes dans cet été indien qui s’étire, je débute enfin mes clichés. Les appartements, au nombre de trois ou quatre par étage, possèdent la même configuration. Cela sent la construction rationalisée pour aller à l’essentiel et loger à moindre frais ouvriers ou personnels. Il ne reste que de pauvres journaux jaunis, des meubles déglingués et des papiers peints à motifs. Et cet ensemble de vestiges craquelle, tombe, se couvre de toiles d’araignées, crisse sous les pieds… Mais ces restes témoignent d’une vie passée et disparue. Et c’est à cet instant précis que naît la question. Pourquoi est-ce abandonné ?

Dans le recoin d’une cuisine, des catalogues de promotions de grandes surfaces, au revers d’une porte d’armoire une image comme un talisman, une table de nuit bien abîmée dont les tiroirs ne gardent plus rien. Pendant de courts instants, je suis à mon aise, dans mon élément et je cadre posément mes clichés, m’accroupis pour un meilleur angle…

Des bruits de l’activité extérieure me parviennent. Voiture, vaches, tracteur… Puis d’un coup, des claquements. Je me fige et écoute. Ça claque. Une porte ? Une peur incontrôlable monte en moi, un courant de frisson monte le long de ma colonne vertébrale. Je commence à trembler. Non pas sur le fait d’être pris en flagrant délit mais plutôt sur la stupidité de la situation. Je ne fais pas confiance à mon cerveau et ma langue dans ce genre de cas. Et je réalise souvent trois heures plus tard que j’aurai pu agir autrement, dire autre chose.
Rangeant précipitamment mon matériel et tentant désespérément de ranger le livre (un vrai pavé) de Tim dans mon sac déjà trop plein, je pense à ma carte SD. L’idée de la perdre augmente mon stress. Me voilà comme un imbécile à chercher où la cacher. Chaussettes ? Ceinture ? Poche ? L’imbécile en moi prend le dessus et je glisse ma carte SD dans mes sous-vêtements.
Je descends les escaliers et au rez-de-chaussée, réalise que les bruits n’étaient qu’une porte claquant au vent. Riant nerveusement, je cherche ce petit bout de plastique. Elle n’est plus à sa place ! Merde ! Je fouille mon attirail et la retrouve finalement dans ma chaussette.
Exaspéré par ma bêtise et jurant qu’on ne m’y reprendrai pas à explorer tout seul, je décide de terminer ma visite.

Je continue mon cheminement pour la demi-heure suivante mais je ne suis guère tranquille. Je bâcle mes prises de vues, je prends trop de photos verticales pour Instagram (stories), je surexpose ou monte trop les ISO dans la cage d’escalier bien sombre…

En fait, je peste contre moi-même, contre ces peurs qui me saisissent, contre mes plans qui ne collent plus à la réalité, contre la solitude qui m’étreint. C’est tellement plus agréable de partager avec mes amis explorateurs. Là, seul, je ne peux pas rigoler de telle découverte, je ne ferai que parler avec moi-même. Et mes proches pensent plus au danger de l’exploration urbaine qu’à la beauté d’une chambre au papier peint qui s’effrite ou du lierre qui passe par la fenêtre.

Je ressors par le même salon, le même balcon et cherche fébrilement la petite barrière en bois qui m’avait partir de monter. Un pied, deux pieds et elle cède sous mon poids. Je ne dégringole que de 20 cm, mais c’est suffisant pour finir de me convaincre de rentrer. Passant en vitesse devant les deux autres immeubles non explorés, je découvre une pancarte d’agence immobilière. La Cité Solitude est à vendre. Mais les travaux à prévoir ne sont pas précisés.

Un peu d'histoire

Rien. La Cité Solitude n’a laissé aucune trace sur la Toile. Son emplacement, son état, son isolement jouent pour beaucoup. Une visite aux archives départementales ou communales sera donc nécessaire, ultérieurement, pour en savoir plus. De mon cheminement et mes déambulations, je ne peux que supposer ceci : ce fut une unité d’habitation pour ouvriers ou agents administratifs d’un établissement ou usine proche.

1954.
La parcelle est vierge de toute construction et perdue au milieu des plaines.

1961.
Une première construction (non explorée) apparaît sur le site.

1968.
7 ans plus tard, un deuxième immeuble (exploré) est ajouté au premier avec cette fois des jardins et places de parking semble-t-il.

1975.
La Cité Solitude est enfin au complet. Il aura fallu plus d’une dizaine d’année pour que l’ensemble soit terminé.

1998.
De beaux arbres, des espaces végétalisés. Est-ce l’âge d’or de la Cité ? Sans aucun doute.

2013.
Et c’est fini ! Déjà ? Oui. La végétation reprend déjà ses droits et les arbres s’épanouissent. Zéro voiture, un signe d’abandon.

Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que la Cité Solitude sera abandonnéa. Respectons-la pour la vie qu’il accueillit jadis, pour les gens qu’y vécurent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).