Maison Sheol (02/2022)

Mes clichés sont directement légendés sur les photos. Ceux de Niklas portent la mention © Niklas juste en dessous.

Le dimanche est encore jeune lorsque Niklas et moi prenons la route. Le dégradé du ciel se colore de plus en plus, à chaque kilomètre. La lumière sera exceptionnelle pour cette exploration. Tant mieux, je commence à en avoir marre de ces ciels gris d’hiver. En attendant, la quête d’une boulangerie et de viennoiseries se fait plus pressante.
Après nos heures de route, nous nous équipons et partons à pied vers notre destination. Le village dort encore, quelques irréductibles ont quitté leur couette pour promener le chien ou acheter une brioche.

À peine ai-je englouti mon croissant que nous voilà devant la maison, nous poussons le portail et cherchons discrètement une entrée. Le voisinage se réveille doucement et les branchages qui craquent sous nos pas pourraient révéler notre opération.

Une fois, à l’intérieur, nous restons immobiles et silencieux quelques instants. Histoire de nous assurer que nous n’avons pas été repérés et que notre exploration peut continuer plus sereinement, mais toujours discrètement.

© Niklas

Une fois les escaliers montés (une marche sur deux) et la porte franchie, nous arrivons dans l’entrée de la maison. L’espace est restreint, les dégagements très petits… Je ne peux tendre les bras pour toucher les murs, mes épaules suffisent. À l’instinct, je débute mon exploration par la première pièce devant moi, pendant que Niklas part dans la salle à manger.

Le sol de la salle de bains est couverts de feuilles mortes et de branchages. La baignoire et le bidet également. Je suis toujours étonné par cet étrange artifice des salles de bains européennes. Je ne m’explique pas son usage et sa présence en 2022 dans nos masures. Reliquat de la chaise d’hygiène intime des rois et nobles, il a rejoint la salle de bains après avoir trainé dans les chambres pendant plusieurs siècles. Néanmoins, ici, il me donne un indice sur l’histoire de la maison, ses occupants et la date d’abandon des lieux.
Mon regard continue d’explorer la salle de bains. La fenêtre ouverte laisse passer ce soleil blanc d’hiver, qui surexpose mes photos. Crèmes, serviettes, boîtes de médicaments sont encore à leur place. Les tiroirs et portes ouverts indiquent de précédents passages et tentatives de pillages. Mais que faire donc d’une crème périmée ou d’un torchon ? Les voleurs ont continué leur chemin. Je ne rentre pas plus dans la salle d’eau. La fenêtre ouverte donne directement sur le voisinage. Avant de sortir, je remarque une boîte d’Efferalgan. Certainement périmé, j’imagine que dans la précipitation du départ, il fut oublié et regretté ensuite.

Je me tourne alors sur ma gauche et entreprends d’explorer la salle à manger.
Au fond, un antique buffet, lourd et massif, penche dangereusement. J’observe le plancher et effectivement nous pourrions passer au travers. Le temps fait son œuvre, patiemment. Je me cantonne au mur droit de la pièce et ne m’y aventure pas plus. Quelques éléments vaisselles tiennent en place, fidèles au poste. Et je pense instantanément à cette scène de Titanic. Alors que le navire sombre et se cabre, la vaisselle des premières classes glisse lentement et s’écrase au sol.
Sur la table ou au bord de la cheminée, une étrange collection de bouteilles d’alcool décore la pièce de façon insolite. Une poupée sans tête gît sur l’imposante table à manger. Mise en scène de précédents explorateurs ? Sans doute. La décoration de cette salle m’évoque une maison aménagée dans les années d’après-guerre. Celle de ma grand-mère paternelle était sensiblement identique. Souvenirs… Je me dirige maintenant vers le salon.

Double, le salon offre un bel espace. Dans le premier, fauteuils, meubles de vinyles et de livres montrent clairement l’endroit de repos de la maison. J’imagine alors les propriétaires y lire un polar lors d’une soirée d’hiver avec un vinyle de jazz ou de classique. Mais en fait, ce sera plutôt Claude Nougaro ou Linkin Park. Je rigole de cette différence et remarque ici les goûts d’un père et ceux de son fils. L’album du groupe américain date de 2006, les 45 tours de Nougaro de bien avant.
Des photos de famille ornent les murs ou sont posées sur les meubles. La maison ayant peu souffert du passage d’individus ou explorateurs mal intentionnés, beaucoup d’éléments personnels sont encore présents. Photos, cartes postales, vêtements, livres, tickets de caisse… L’impression d’abandon devient alors d’autant plus vivante. Comme toujours, j’imagine une départ rapide, abrupt, non voulu. Pour quelle raison ? Médicale, familiale, professionnelle ? Et pourquoi tout laisser comme cela ? Mon esprit tourne à plein régime. Celui de Niklas encore plus, lui qui fait, ce jour, sa première urbex.

Dans la seconde partie du séjour, l’espace paraît aménagé de façon plus officielle. Une cheminée et quelques fauteuils, c’est tout. Une fenêtre, dont les volets sont restés ouverts, donne à voir la végétation. Lierre, arbustes et branches offrent une belle vue. Et d’un coup, je me rends compte que la scène est photogénique. Cette lumière hivernale jouant dans les lourds rideaux orange…
Après quelques minutes à photographier, je continue mon chemin et passe dans la cuisine.

La cuisine est petite et j’en fais le tour en quelques secondes. Il y reste énormément d’objets, de boîtes, d’ustensiles de cuisine. Casseroles, couverts, bols, horloge, tout est là. Un peu dérangé, un peu à sa place…

L’horloge indique 7h40 et la date du lundi 19. Bien évidemment, je pars en suppositions et en histoires farfelues. Est-ce la date du départ ? Ou celle du temps perdu ? Quand les jours et les heures cessèrent de s’écouler, fatigués d’attendre le retour de leur propriétaires ?
Dans un pot servant de fourre-tout, je tombe sur quelques tickets de carte bleue. En quelques secondes, je retrace les activités d’une journée passée sur la route. Péages, arrêt repas et divertissements… Trouver des réponses aussi facilement m’excite et me perturbe en même temps. Je commence à en savoir de plus en plus sur les propriétaires et cela rends la Maison Sheol plus étrange encore.

Je reviens au point de départ et me retrouve alors face au couloir principal de l’habitation. Une porte dégondée casse la perspective, un ruban de signalisation décoloré n’interdit plus l’accès à la première chambre de droite.

Je ne m’y attarde pas car la pièce est sombre et assez vide. Quelques livres, un matelas élimé, quelques robes dans l’armoire et des débris quelconques au sol… Cette chambre ne m’attire pas, photographiquement parlant. Je la laisse et passe dans celle d’en face.
Plus éclairée, plus vaste, elle raconte aussi une histoire. Le couvre-lit jaune, comme au premier jour, est recouvert de vêtements, d’objets souvenirs, d’une collection de savons d’hôtels… Je fouille un peu, emporté par ma curiosité. Les voyages, les correspondances, les souvenirs et passions de la famille deviennent plus palpables, plus réels. Que sont-ils devenus ? Décédés ? Ailleurs, pour une nouvelle vie ? Et les enfants, les petits-enfants ?

Je pourrais maintenant écrire des lignes et des lignes sur cette maison et ses anciens occupants. Mais je me tais, tant qu’elle n’est pas détruite ou réhabilitée. Un tel lieu mérite qu’on le laisse intact, pur et préservé de toute dégradation ou passages trop fréquents. Pourrais-je raconter un jour prochain ? D’un coup, je repense à Églantine, la maison de Canevas, de Timothy Hannem.

Outre un cabinet de toilettes (et sa fascinante moumoute orange) à la fin du couloir , il me reste deux pièces. La première est assez vide et offre un accès vers le grenier. Je m’oriente donc vers la dernière chambre, au fond à droite.
L’ambiance y est particulière et avant d’y entrer, je photographie l’ensemble. Je ne saurais décrire précisément ce que je ressens. Le lit défait, la coiffeuse, la chaise, l’armoire ouverte, le dressing à droite… Paradoxalement, cette chambre est trop vivante pour une maison abandonnée. En tendant le bras, je pourrais palper la vie qui s’y déroula. Sentiment étrange, glauque et dérangeant. Je ne m’attarde pas.

De retour dans la pièce avec l’accès au grenier, je fouille un peu. De nouveau je m’évade à travers les souvenirs, cartes postales et livres que j’y trouve. Je feuillète, j’observe, je me penche. Puis finalement, j’emprunte les escaliers. Et là, je tombe dans un bric-à-brac sans nom. Un bazar organisé…

Je reste interloqué. Devant une telle pagaille, je voudrais fouiller, regarder, lire et comprendre. Mais mon temps est limité, alors je photographie autant que je peux. Mon appareil accuse maintenant sa bonne dizaine d’années et me fait quelques caprices. Je retente plusieurs fois la même série de clichés.

Dans cette partie gauche du grenier, les étagères sont remplies de magazines : Paris-Match, Le Figaro et d’autres. Ici, tout un carton de diapositives, là un angelot qui ne dénote pas des nombreux signes religieux trouvés dans la maison, ici une guirlande de drapeaux offerte par les chewing-gums Tarzan pour une Coupe du monde de foot…

Plus au fond de l’espace, je tombe sur des documents personnels consciencieusement rangés. Et les couleurs des chemises de classement me transportent en un instant à l’Hôpital du Touareg. Cette profusion de documents, entassés là…

Le dernier espace est un bazar sans nom d’objets en tout genre : tableaux brodés, cartons de vêtements, chaises, livres, souvenirs, treillis, vareuses, éviers, valides vides ou éventrés. Nous pourrions, Niklas et moi, y passer des heures. Me concernant, j’en sais déjà assez. Je me concentre sur les dernières photos mais n’y parviens pas totalement, contrairement à mon compagnon d’exploration. Les hautes lumières, la pénombre du grenier, le contraste… Impossible, même à la retouche, mes clichés sont inexploitables.

Aussi je vous laisse avec ses photos dont certaines relèvent plutôt du Making-Of ! Merci à lui de m’avoir suivi.

© Niklas
© Niklas
© Niklas
© Niklas

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• Le même lieu visité et raconté par Glauque Land.

Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que la Maison Sheol sera abandonnée. Respectons-la pour la vie qu’elle accueillit jadis, pour les gens qu’y vécurent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).