Soucoupe (12/2021)
Les restes de mon repas gisent en désordre sur le plateau du fast-food. Après trois heures d’exploration, j’ai choisi la facilité, je l’avoue. Fatigué, pas envie de me prendre la tête, vêtements sales et trempés par endroits… Et puis, j’ai encore une bonne heure de route avant d’arriver au dernier lieu de la journée. À présent, la tête dans le coffre de ma fidèle voiture, je change ma batterie d’appareil photo, change de pull et t-shirt, allège mon sac à dos et puis je redémarre.
Arrivé sur les lieux, je stationne à proximité par flemme ou par praticité, je ne sais pas. Un peu de marche, à peine 300 mètres. Un pont, une descente, à droite des maisons puis devant une barrière. Ma destination m’attends sagement derrière. Le côté peu dissuasif de cet obstacle m’attire mais à droite (encore) un bâtiment clairement abandonné sonne comme une belle introduction. J’y entre… mais les lieux sont abîmés, seul le papier peint rappelle la vie qu’il y eut ici. Traces de meubles, frises, emplacement d’une hotte de cuisine et atelier. Je ne devine la destination technique de cette pièce que par les fenêtres. Hautes et orientées pour apporter de la lumière et non la vue.
Ce n’est que plus tard, rentré, en faisant quelques recherches que je comprendrai enfin ce qu’était ces bâtiments introductifs. Continuez donc votre lecture, je détaillerai tout cela plus bas.
Me dirigeant à présent vers l’objet de cette deuxième exploration, je commence à attendre de la musique. Enfin, une ligne de basse et une voix pleine d’autotune… Et voilà, me dis-je, je ne suis pas seul. Ça squatte et il va falloir que je signale ma présence, ça va peut-être mal finir et je vais repartir en slip. Oui, je sais, j’ai l’imagination fertile. Mais j’entre tout de même dans la soucoupe, ou plutôt dans cette rotonde ferroviaire.
En fait, deux hommes tournent un clip de rap. Le premier filme, avec un stabilisateur, des plans rapides. Zooms, plongées, travellings s’enchaînent à une vitesse folle. Le second, au centre de l’image, répète ses paroles en playback, aidé par une enceinte portable. Ce n’est vraiment pas mon style musical préféré et les paroles, à base de “sale pute“, “déter“, “fils de pute” me le confirment. Mais un certain public doit aimer cela.
Je les salue de loin et commence ma visite de l’intérieur. Collé aux murs, j’embrasse les lieux du regards. C’est immense ! 120 mètres de diamètre, 11 mètres sous plafond à l’endroit le plus haut. 9000 m2 de surface totale. Les lieux sont très dégradés : tags, fenêtres brisées, divers objets éparpillés, plafonds défaits et laine de verre apparente, pneus abandonnés… Et puis comme un schéma immuable, ces rails et fosses qui accueillaient les locomotives.
Je descends parfois dans les fosses de réparation, afin de me mettre un peu à la place des cheminots. Les murs sont recouverts d’œuvres : parfois de simples inscriptions, parfois des scènes détaillées. Puis des dépôts d’objets en tout genre. L’endroit sert clairement de décharge à quelques particuliers ou entreprises. Curieux destin de ces lieux abandonnés recevant les objets indésirables…
Je termine mon tour, m’installe dans une fosse pour quelques clichés. En réalité, j’attends d’avoir le champ libre pour explorer à ma guise. La solitude permet de découvrir véritablement les lieux. D’explorer à l’instinct. Quand, enfin, mes deux artistes s’éloignent, je reste immobile pour bien profiter du lieu et de ses sons naturels. Puis je lève les yeux pour admirer la voûte en tôle. Ce jeu de clair obscur me fascine. Sublimée par le soleil du début d’après-midi, la rotonde devient un objet fantastique échoué ici. Je pars en rêveries. Puis, déçu de ne pouvoir le capter complètement avec mon appareil, je reviens finalement à la réalité.
Je tourne encore un peu, ausculte quelques papiers qui traînent, observe une petite cabane technique, descend dans le rond central, mais n’en aperçois pas le mécanisme qui le faisait tourner. Puis je me décide à emprunter cet escalier que j’avais aperçu là-bas dans la pénombre au début de mon exploration.
En haut, une pièce unique, quelques sanitaires et puis une vue sur les alentours. Une perceuse s’affaire, un train passe et secoue un peu la rotonde, des voitures filent… Et d’un coup, je prends pleinement conscience de ce sentiment unique de solitude. Trop rare dans ce monde ultra-connecté, surmédiatisé où tout va trop vite.
La pièce que j’arpente maintenant est un véritable chaos. Du plafond tombent la laine de verre et les conduits de ventilation. Au sol, éparpillés, agonisent des documents techniques, registres et archives du lieu. De nouveau, la dichotomie entre lieu abîmé et documents d’origine me surprend.
Avant de redescendre, j’aperçois l’ensemble de la rotonde depuis cette hauteur administrative. J’imagine alors une comptable ou un secrétaire se lever, chercher une locomotive en particulier, puis retourner répondre à son interlocuteur que les travaux avancent. J’arrive à l’autre bout des bureaux quand je réalise ne plus marcher sur le sol, disparu sous les documents. Ceux-ci, en partie brûlés, résistent à l’épreuve du temps. Entre 10 et 12 ans d’abandon, si mes calculs et infos sont exacts. Et puis, le feu toujours. Combien de lieux abandonnés ont connu cette épreuve ? Intentionnel, criminel, purgatoire, par accident… Étrangement, celui-ci n’a pas attaqué les documents. Comme si il avait réalisé leur importance. Pour l’Histoire et les histoires.
Mon exploration touche à sa fin. Je décide alors de faire un dernier tour de la soucoupe par l’extérieur. Coincé entre des voies de fret et une autre plus régionale, le lieu reste tout de même très tranquille. Au loin, j’aperçois un hangar et son château d’eau, version miniature. Intrigué, et sur le chemin du retour, je m’en approche. Je découvre alors un immense caisson aux portes géantes. Des rails y pénètrent… Qu’est-ce donc que cela ? Et puis les méninges stoppent leur travail et je comprends qu’il doit s’agir d’une soufflerie ou d’un caisson pour tester l’étanchéité des locomotives réparées.
Fourbu, les jambes tremblotantes d’avoir trop marché, les épaules douloureuses d’avoir trop porté le sac-à-dos, je retourne à ma voiture. Heureux d’avoir accompli ces deux explorations pour clôturer 2021.
Un (tout petit) peu d'histoire
Mise en service en 1881 par l’antédiluvienne Société des chemins de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM). 72 loco-motives, 9000 m2, 11m sous plafond et 120m de diamètre.
1939, la rotonde ferroviaire possède en fait une jumelle, plus petite. Coincées entre plusieurs voies, on se doute que leur situation stratégique sera bombardée pendant la Seconde guerre mondiale.
1947, la guerre est effectivement passée par là et la plus petite des rotonde est en partie détruite. La seconde est réparée et maintenant exploitée par la SNCF.
On peut remarquer à gauche (en haut) une sorte de rotonde à ciel ouvert. L’endroit était donc un vrai pôle technique.
À l’inverse de ses sœurs, la plus grande (explorée) n’a pas encore de toit, ni de partie administrative.
1993, les plus petites rotondes ont disparu, bien que des traces au sol persistent. Il ne reste que les premiers bâtiments explorés. Les château d’eau ont reçu un bâtiment : celui de la soufflerie (ou étanchéité). La grande rotonde est maintenant fermée par un toit en tôle et la partie administrative complète le cercle. Au vu des trains de fret stationnés à proximité, l’activité doit être au plus haut.
2008, le lieu n’a pas changé d’un iota et ressemble trait pour trait à ce qu’il était quand je l’ai exploré.
L’abandon manifeste de la structure est situé par plusieurs sources aux environ 2009, soit un an après cette vue aérienne.
Je n’en connais pas les véritables raisons et n’ai pas assez fouillé les papiers sur le site site pour le savoir. Sans doute est-ce lié à la désertion des petites lignes de chemin de fer.
Ne cherchez pas d’infos de localisation ou une partie histoire détaillée sur ce lieu, je n’en donnerai pas ni n’en publierai tant que la Soucoupe sera abandonnée. Respectons-la pour la vie qu’elle accueillit jadis, pour les gens qu’y travaillèrent et pour son éventuelle future vie (destruction, réhabilitation…).